Le vin rosé: voyage à travers les âges d’un vin aussi ancien que le monde

Longtemps cantonné aux apéritifs d’été, le vin rosé revient sur le devant de la scène avec élégance et fierté. Mais derrière sa robe tendre, se cache une histoire millénaire. Plus qu’un simple vin de soif, il est peut-être le plus ancien vin jamais produit par l’homme. À travers les siècles et les continents, le rosé a su renaître, s’adapter et se réinventer. Aujourd’hui, il séduit par sa fraîcheur, sa subtilité et son esprit libre. Et la Suisse, discrètement, mais sûrement, y apporte sa touche unique.
Bien avant que les mots «rosé», «rouge» ou «blanc» ne s’imposent, les premières cuvées que l’humanité a connues étaient… rosées. À l’époque des Égyptiens, des Grecs et des Romains, les méthodes de vinification ne permettaient pas encore une macération longue des peaux de raisin. Le vin qui en résultait était pâle, limpide, souvent mêlé à de l’eau et apprécié pour sa légèreté.
À Athènes, on servait lors des banquets des vins clairs issus de raisins rouges à peine foulés. Dans la Rome antique, le vinum clarum–littéralement «vin clair»–était très prisé par les élites. La teinte délicate du vin n’était pas un défaut, mais bien une qualité, signe d’un vin frais, subtil et civilisé.
Durant le Moyen Âge, dans les domaines viticoles tenus par les ordres religieux, les moines reproduisaient cette tradition en vinifiant des raisins rouges en vin clair pour leur propre consommation. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, les conditions sanitaires rendant l’eau douteuse, le vin, même léger, restait la boisson quotidienne la plus sûre. La séparation nette entre rosé et rouge n’apparaît véritablement qu’à partir du XVIIIe siècle, avec la recherche de tanins plus marqués et de corps plus profonds dans les rouges.

DE LA PROVENCE À HOLLYWOOD: LE SECOND SOUFFLE DU ROSÉ
Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le vin rosé entame sa véritable révolution. La Provence, berceau historique du rosé moderne, amorce dès les années 1980 un renouveau qualitatif. Exit les rosés sucrés ou sans caractère: les vignerons provençaux misent sur la fraîcheur, la finesse, les arômes de fruits rouges et une robe limpide à peine teintée. Le succès est immédiat.
Le style provençal devient une référence mondiale, avec ses nuances de peau de pêche, son équilibre subtil entre fruit et minéralité, et une buvabilité hors pair. Ce rayonnement n’a pas échappé aux investisseurs et célébrités: Brad Pitt et Angelina Jolie ont mis en lumière le Château Miraval, un domaine viticole au cœur du Var, tandis que George Clooney a récemment acquis un vignoble provençal à quelques kilomètres de là, séduits par l’esthétique et le potentiel commercial du rosé. Ces projets, largement médiatisés, ont contribué à faire du rosé un objet de désir, un produit lifestyle entre luxe et art de vivre à la française.

En parallèle, les États-Unis découvrent le White Zinfandel, un rosé demi-sec aux notes douces et fruitées. D’abord moqué par les puristes, il joue pourtant un rôle clé dans la réhabilitation du rosé auprès du grand public. Puis vient l’effet «Instagram»: le rosé devient cool, trendy, associé à des couchers de soleil, des plages privées, des pique-niques bohèmes. Les bouteilles aux designs épurés et aux étiquettes esthétiques envahissent les rayons.
Aujourd’hui, la production mondiale de rosé a explosé. La France reste leader avec près d’un tiers de la production globale, suivie par l’Espagne et les États-Unis. L’Italie, l’Afrique du Sud, l’Australie ou encore le Liban créent également des cuvées remarquées. Le rosé a cessé d’être un vin de second choix: il devient un vin d’auteur.
LA SUISSE À LA CROISÉE DES INFLUENCES
Et la Suisse dans tout ça? À l’abri du tumulte médiatique, elle cultive elle aussi, depuis longtemps, l’art du vin rosé. Les premiers témoignages écrits de vinification dans la région lémanique datent du Haut Moyen Âge. Si les vins rouges et blancs ont toujours dominé les productions helvétiques, les rosés n’en sont pas absents.
Dans les cantons de Genève, Vaud et Valais, les rosés se sont longtemps consommés localement, sans ambition exportatrice. Mais depuis une quinzaine d’années, la tendance s’inverse. Portés par une nouvelle génération de vignerons curieux et audacieux, les rosés suisses s’affirment: moins sucrés, plus expressifs, souvent vinifiés à basse température pour préserver les arômes délicats de fruits rouges, de pamplemousse et de fleurs.

Le rosé de gamay domine les volumes, surtout en terres vaudoises, avec sa légèreté et sa fraîcheur caractéristiques. Mais ailleurs, on ose davantage comme le gamaret et le garanoir dans le vignoble genevois ou le merlot au Tessin. Certains vignerons vont jusqu’à élever leurs rosés en barriques, en amphores ou sur lies, offrant des cuvées gastronomiques d’une grande complexité.
Impossible de parler de rosé en Suisse sans évoquer l’œil-de-perdrix, véritable emblème viticole du canton de Neuchâtel. Ce vin rosé, issu exclusivement de pinot noir, séduit par sa robe saumonée délicate et son profil élégant, à la fois sec, structuré et subtilement fruité. Reconnue par une AOC dès 1974, cette cuvée fut l’une des premières en Suisse à affirmer le rosé comme un vin de qualité, capable de tenir sa place à table et d’exprimer un terroir.
Toutefois, si l’appellation «œil-de-perdrix de Neuchâtel» est juridiquement protégée, le terme lui-même ne l’est pas au niveau national, ce qui a permis à d’autres régions suisses d’employer cette dénomination pour désigner des rosés similaires, également élaborés à partir de pinot noir. Cette généralisation a parfois créé une confusion chez le consommateur, mais elle témoigne aussi du succès stylistique et commercial de ce rosé à la teinte emblématique.