Jérôme Aké Béda, le savant poète du Chasselas
Il faut quand même le faire. Quand il est arrivé de sa Côte d’Ivoire natale, à l’âge de 28 ans, sans rien connaître de la Suisse et des vins, personne – mais vraiment personne – n’aurait parié que Jérôme Aké Béda deviendrait un jour le meilleur sommelier d’Helvétie. Pour réussir ce truc incroyable, il a fallu beaucoup de travail et de talent. Chapeau bas. Mais les distinctions et la célébrité n’ont entamé ni son naturel ni sa gouaille. Monsieur Jérôme nous a reçus avec toute la simplicité d’un grand seigneur dans son appartement de la Rue des Deux-Marchés, à Vevey.
Lorsqu’il y a des invités à la maison, c’est Jérôme qui fait la cuisine, mais qu’on se le dise : il ne veut y voir personne d’autre. Nous sommes l’exception qui confirme la règle.
A peine arrivé, Jérôme Aké Béda nous propose un verre de chasselas. C’est une manière sympathique d’appliquer l’une de ses devises : « Je ne parlerai qu’en présence de mon verre de chasselas. » On attendra quand même un peu pour faire santé, avec l’un de ses chasselas d’exception, un Saint-Saphorin 2016, un grand cru « Les Blassinges » de Pierre-Luc Leyvraz. Ça ne se boit pas, ça se savoure, surtout si, dans le même temps, une magnifique assiette de sushis aguiche vos papilles.
Pour l’heure, debout devant son plan de travail, bien enveloppé dans son tablier, Jérôme s’occupe des langoustines qu’il nous servira tout à l’heure et de leur accompagnement. Des « langoustines rieuses » comme il les appelle, tant elles lui semblent se marrer en vous regardant de coin, de tous leurs grands yeux noirs. Hasard ou plutôt destin ? C’est en songeant à l’Amérique que Jérôme Aké Béda s’est retrouvé en Suisse.
Jérôme Aké Béda est né en Côte d’Ivoire, dans la région d’Adzopé, le 2 février 1962. Enfin, le 2 février, c’est selon. A l’époque, le recensement des naissances se faisait encore occasionnellement dans le pays, lors du passage du fonctionnaire attitré dans les villages. Souvent dotés de plusieurs femmes aux alentours, les géniteurs des derniers nés n’annonçaient guère que la période approximative de la naissance ; la date exacte, ma foi, était passée aux oubliettes. Administrativement, Jérôme est donc né en 1962. Point. C’est par la mission catholique du lieu qu’il a appris être né le 2 février. Mais aucun document officiel n’en atteste. Voilà pourquoi sa date de naissance a été enregistrée le 00.00.1962, lorsqu’il est entré en Suisse, et que cette hypothèse fortement improbable s’est transformée en 01.01.1962 sur ses papiers à croix blanche sur fond rouge, comme son passeport ou son permis de conduire… Depuis, Jérôme est en effet devenu originaire de Giez, la commune d’origine de sa femme, près de Grandson !
UN JOUR, UN FESTIN
Hasard ou plutôt destin ? C’est en songeant à l’Amérique que Jérôme Aké Béda s’est retrouvé en Suisse. En 1989, il décide de quitter la Côte d’Ivoire, dont la stabilité commence à vaciller. Diplômé de l’Ecole hôtelière d’Abidjan, et fort de son expérience de maître d’hôtel au Wafou, un restaurant en bordure de lagune de la capitale ivoirienne, il se rend en France dans l’idée de rejoindre les Etats-Unis.
Langoustines, lentilles Beluga, brunoises de légumes, morilles… bientôt en plat beau, fin et généreux grâce aux talents de cuisinier de Jérôme Aké Béda.
La rencontre à Sarlat, cet été-là, de l’un de ses anciens professeurs à Abidjan, va tout changer. Ce Français, Philippe Corsaletti, travaille alors sur un projet de restaurant en Suisse et lui propose de faire partie de son équipe. Jérôme a certes mangé sa première fondue au Chalet suisse à Abidjan, mais c’est à peu près tout ce qu’il connaît du pays de Guillaume Tell. Il est pourtant séduit par l’idée. L’année suivante, il arrive donc dans le canton de Vaud, où son mentor l’invite à déjeuner… à l’Auberge de l’Onde. Il est loin de se douter qu’il deviendra dans ce lieu l’un des sommeliers et maîtres d’hôtel les plus connus de Suisse. En revanche, il se souvient très bien avoir déjeuné d’un coquelet-frites, le plat à la carte qui se rapprochait le plus de ses habitudes africaines.
La suite, c’est un permis d’étudiant pour se perfectionner à l’Ecole hôtelière de Glion, qui lui permet de s’établir en Suisse. Assoiffé d’apprendre, il fait la patente vaudoise de cafetier en 1994 puis le brevet fédéral de chef en restauration et enfin la maîtrise fédérale de maître d’hôtel. Parallèlement aux diplômes, il accumule les expériences. Après le Raisin, à Vevey, il oeuvre à l’Auberge de la Crochettaz, à Epesses, à l’Ermitage à Clarens, aux Marines, à Villeneuve, à la Grappe d’Or, à Lausanne, au Vieux Stand, à Lutry. Avec le temps, les périodes d’emploi se font plus longues. Engagé en 1997, il reste cinq ans chez Denis Martin, à Vevey, avant de passer au Mirador-Kempinski, au Mont-Pèlerin, en 2002, puis à l’Auberge de l’Onde, en 2006, où il officie donc depuis plus de dix ans.
En entrée, Jérôme a préparé un consommé de pinces de langoustines, façon thaï. Excellent, relevé à souhait, il nous le sert avec un Pinot gris 2007, de chez Chaudet vins, à Rivaz. Suffisamment charpenté et pourvu d’une acidité d’oxydation et d’une longueur incroyable qui tempèrent le côté épicé de l’assiette. Malgré les apparences de ce début de repas, Jérôme préfère la cuisine française entre toutes. Si un mets italien peut être exceptionnel, la gastronomie française reste à ses yeux la plus classique : c’est sur cette base que tout le monde cuisine dans nos régions, chacun déclinant sa version.
Les « langoustines rieuses » semblent se marrer, en vous regardant de coin, de tous leurs grands yeux noirs.
A table, son souvenir d’enfance, c’est le poulet sauce arachide, le poulet d’Afrique, le poulet bicyclette comme on l’appelle là-bas, parce qu’il sait courir, et courir vite quand on cherche à l’attraper pour en faire son repas.
Ce qu’il aime aujourd’hui ? Les langoustines, les poissons, en particulier le rouget, le poulet fermier, la pintade, les viandes rouges, pourvu qu’elles soient goûteuses. « Du boeuf Simmental, par exemple, rassis sur os, sel-poivre, bonjour-bonsoir, un simple aller-retour dans la poêle. C’est une tuerie ! »
Ce qu’il n’aime pas en revanche, mais alors pas du tout, ce sont les grenouilles, les concombres de mer, les huîtres. « Si vous arrivez à me faire manger des huîtres, vous êtes très fort. Même l’écailler du Lausanne-Palace, mon ami Daniel Riveti, m’a lancé un défi que j’attends. Les huîtres, c’est visqueux. Quand je veux dire à quelqu’un qu’il manque d’énergie, je lui dis : ’Tu as une énergie d’huître.’ C’est quelque chose qui n’est pas franc, comme le serpent, et je ne peux pas non plus manger du serpent. Les oursins, c’est pareil, je me suis fait piquer une fois à Ibiza, merci, et tout ce que je vois dans l’oursin, ça me fait peur. »
SUR LA BONNE LONGUEUR D’ONDE
Dans le passé, c’est le client qui faisait la célébrité de l’Auberge de l’Onde. Charlie Chaplin venait y manger régulièrement en famille, Jean-Villars Gilles y avait sa table. Aujourd’hui, c’est par Jérôme Aké Béda qu’elle est connue loin à la ronde. C’est là qu’il a été couronné meilleur sommelier de l’année 2015 par le Gault et Millau suisse. Bien sûr, la sûreté de son jugement avait déjà impressionné plus d’un connaisseur de la dive bouteille. Jusqu’au célèbre gourou du vin, Robert Parker, venu dîner incognito à l’Auberge de l’Onde, un soir de mai 2011. L’Américain avait été bluffé par un vin suisse, un Folissimo 2006, que Jérôme lui avait recommandé. Mais après avoir été deux fois lauréat romand du trophée Ruinart, en 2003 et 2005, être reconnu meilleur sommelier suisse de l’année lui a fait un immense plaisir.
Lorsqu’il y a des invités à la maison, Jérôme Aké Béda fait la cuisine sans accepter personne d’autre ; nous sommes l’exception qui confirme la règle !
« A l’Auberge de l’Onde, dit-il, j’ai senti comme une vibration, je me suis dit : ici c’est chez moi. » C’est donc tout naturellement qu’il souhaite que les visiteurs se sentent comme à la maison. Il se considère dans son travail comme « un serveur qui est là pour assurer le bonheur des clients ». Sur dix d’entre eux, deux seulement lui demandent la carte des vins, les autres lui font confiance. Comme le confirme la dernière étude commandée par Swiss Wine Promotion, rien ne vaut une recommandation personnelle. Si 80 % des amateurs de vin ne croient guère aux réseaux sociaux ni aux avis publicitaires pour choisir une bouteille, ils se fient volontiers à l’expérience d’une personne en chair et en os. Alors quand elle a le palais de Jérôme…
Dans son métier, Jérôme Aké Béda est aussi servi par une faconde naturelle, un goût revendiqué pour le théâtre et la maîtrise d’une langue fleurie dont seuls les Africains francophones sont encore capables. Il en donne toute la mesure dans les soirées vigneronnes qu’il donne à l’Auberge de l’Onde, au cours desquelles il invite les participants à partir en voyage dans leurs verres, sur le chemin des cépages, en Suisse et ailleurs. D’une vigne à l’autre, ses préférences personnelles l’emmènent plutôt sur les traces du chasselas, du chardonnay, de la petite arvine, du chenin blanc et du riesling, dans les blancs ; des grands pinots noirs, de la syrah et du merlot, dans les rouges.
En deuxième entrée, voici les langoustines rieuses, sur un lit de lentilles beluga façon risotto, accompagnées de pointes d’asperges, de morilles et de brunoises de légumes (voir la recette en encadré). C’est beau, c’est fin, c’est généreux. Jérôme fait manifestement preuve d’un autre talent, en cuisine, même s’il s’inquiète de voir son fils aîné envisager cette voie professionnelle, extrêmement exigeante à ses yeux. Pour lui, c’est un métier de fou : ’Mais chacun choisit sa voie. »
La sienne a-t-elle été si aisée ? Pas si sûr. Car Jérôme n’a jamais pris un cours de sommelier. Dans ce domaine, c’est un autodidacte. Comme il n’était pas tombé dans un tonneau quand il était petit, il a patiemment comblé son déficit de connaissances sur la planète des vins en s’intéressant à tous les aspects du monde viti-vinicole, l’un après l’autre. Comme il le dit, c’était – et c’est toujours – comme une quête diogénique. Il a appris le vin sur le tas, en multipliant les dégustations, avec ses patrons ou d’autres grands chefs devenus ses amis, sur le terrain avec les vignerons dont il a peu à peu forcé l’admiration, auprès de ses collègues, à l’image de son idole, Paolo Basso, meilleur sommelier du monde en 2013, après avoir été meilleur sommelier d’Europe en 2010 et de Suisse en 1997.
Être sommelier, ce n’est pas seulement connaître l’oenologie : on doit tout savoir des boissons, des eaux minérales, des bières, des alcools.
Jusqu’à ce que les lentilles soient cuites, est ajoutée au fur et à mesure l’eau de trempage des morilles séchées.
« POURVU QU’ON Y METTE LE COEUR »
Le travail et le talent ont fait le reste, tant on sent Jérôme tenaillé par la soif d’apprendre, de s’améliorer, de faire de nouvelles découvertes. Il faut l’entendre rappeler encore aujourd’hui la formule du président Félix Houphouët-Boigny, qui répétait à ses compatriotes : « Pourvu qu’on y mette le coeur, on est toujours capable d’y arriver, d’occuper tous les postes. » C’est un peu comme si l’ancien président ivoirien s’était adressé à lui personnellement. Et comme si lui-même à son tour adressait un message d’effort et d’encouragement à tous ces jeunes Africains qui viennent tenter leur chance en Europe. Car tout n’a pas toujours été facile. Quand il était encore chez Denis Martin, à la fin des années 1990, certains jugeaient encore iconoclaste, pour utiliser un terme pudique, d’engager un Noir comme serveur. Mais Jérôme connaissait par coeur les 70 fromages du charriot, bien rangés par catégories de lait. Démonstration qui ne manquait pas de faire son effet auprès des clients, surtout les plus étonnés de sa présence.
La pintade dorée et ses petites pommes de terre rondes rôties au four arrivent sur la table. Elle nous a un peu attendus mais dans nos verres, deux crus la subliment. Deux pinots noirs 2015, un Clos du Château du domaine des Landions, à Vaumarcus, et une cuvée de Martha et Daniel Gautenbein, dans les Grisons. Jérôme se livre avec nous à un petit cours de dégustation, en jouant de leurs comparaisons. Magie du vin, magie des mots.
Etre sommelier, ce n’est pas seulement connaître l’oenologie, le vin et ses accords avec les mets. On doit tout savoir des boissons, des eaux minérales, des bières, des alcools. Ce qui nous permet d’apprendre au passage que, pour Jérôme, la Badoit et la San Pellegrino sont les eaux minérales qui interfèrent le moins avec les mets.
Mais c’est quand même sur le chasselas que Jérôme Aké Béda est aussi intarissable qu’incollable. « Le chasselas, c’est un cépage que j’observe depuis des années, dit-il avec appétit. C’est un cépage extraordinaire. On le soupçonne d’être l’un des plus vieux cépages du monde, sinon le plus vieux. Grâce à José Vuillamoz, auteur avec Jancis Robinson et Julia Harding d’un ouvrage de référence, The Great Wine Grape Book, on sait aujourd’hui que le chasselas est bien suisse. Et c’est un cépage très identitaire, qui ne renie pas ses origines. Il est comme ça le chasselas, il n’est pas du tout ostentatoire, il est plein de retenue, de discrétion, il est ’neutre’ comme un Suisse. Sur sa première année, il va se montrer chétif, il ne va pas remplir la bouche. Mais en prenant de l’âge, il va changer et se glisser parmi les autres, parfois même comme un caméléon, en ressemblant à un chardonnay dans certains cas, à une marsanne blanche dans d’autres, ou encore à un riesling. Tout d’un coup, c’est un vin de gastronomie, qui n’a plus rien à voir avec un simple petit blanc d’apéro. Il m’arrive souvent de faire apprécier le chasselas à certains connaisseurs qui s’en méfient, en leur faisant découvrir incognito les facettes d’un vieux chasselas qu’ils prennent d’abord pour un autre cépage. » On touche ici l’un des crédos de Jérôme Aké Béda. Pour lui, le chasselas est un magnifique vin de garde. Bien conservés, les vieux millésimes de ce vin qui n’est pas aromatique dans ses jeunes années, prennent de l’ampleur, de la complexité, et même des arômes tertiaires qui terrassent plus d’un connaisseur.
À BOIRE AVANT DE MOURIR
De cette chasse aux chasselas parfaits, notre sommelier a tiré un livre d’anthologie. Le titre en dit long sur la passion dévorante de l’auteur : Les 99 chasselas à boire avant de mourir. C’est un hymne à la Suisse romande, et d’abord au canton de Vaud. De ces 99 chasselas sélectionnés après plus de 300 dégustations, 40 viennent de Lavaux, dont 16 du Dézaley, 13 du Chablais, 12 de La Côte, 17 du Valais, 12 de la région des Trois-Lacs, 3 de Genève et 2 du reste du pays. Avec cet ouvrage dans les mains, on comprend mieux pourquoi tous ceux qui veulent découvrir le vin suisse veulent aujourd’hui rencontrer Jérôme Aké Béda.
Depuis une année et demie, tous les vendredis, il tient aussi une chronique radiophonique préenregistrée « Le bon conseil de Jérôme Aké Béda », diffusée sur LFM, One FM et Radio Lac. « Avec cette chronique, j’essaie d’aller sur les meilleurs vins suisses pour surprendre et donner envie. » Le 10 novembre 2017, par exemple, il recommandait un grand chasselas d’Yvorne, un Château Maison blanche 2015, pour accompagner un petit filet de bœuf juste saisi sur la poêle. « Et là, disait-il pour conclure, je ne sais pas ce que vous allez devenir. Votre plaisir sera incommensurable. »
« Je ne parlerai qu’en présence de mon verre de chasselas », telle est la devise du sommelier.
UN BON VIN, C’EST QUOI ?
« Je ne fais pas de compromis avec le vin. Un bon vin doit vous procurer du plaisir. Mais les goûts sont différents. Ce vin qui vous plaît peut déplaire à un autre. C’est pourquoi je dirai qu’un bon vin est exempt de défauts de vinification, que c’est un vin équilibré. On peut élever un vin en barrique pour lui donner un peu de boisé, mais ce n’est pas une raison pour en faire un jus de planche. » Avec son caractère jovial, expansif, qui ne l’empêche pas de rester à l’écoute et de savoir faire preuve de psychologie, Jérôme arrive à bousculer gentiment certaines habitudes. « Quand un vigneron me demande son avis sur sa production, je le lui donne sans complaisance. Quand des clients me demandent pourquoi je n’ai pas tel vin ou tel autre sur la carte, je réponds que je ne l’ai pas, c’est tout. »
On termine le repas sur un morceau de ce gruyère caramel qui faisait fondre Jean-Pierre Coffe. Affiné pendant deux ans et demi par Jacques Duttweiler, selon un secret de fabrication bien gardé, ce gruyère porte bien son nom. C’est un vrai dessert, que nous avons la chance de déguster en petits morceaux, en même temps qu’un Dézaley, Clos de Abbayes 1970 ! Les yeux de Jérôme pétillent de malice en silence : « Qu’est-ce que je vous disais, hein, de ces vieux chasselas ? »
Un bon vin est exempt de défauts de vinification selon Jérôme : c’est un vin équilibré.
Photos : Pierre-Michel Delessert