GRAND ENTRETIEN AVEC PIERRICK SUTER, TRAVAILLER POUR PASSER DU BON TEMPS

C’est la philosophie du chef. Autrement dit, l’effort avant la récompense. Cela fait trente ans qu’il applique sa devise dans son restaurant de la Gare, à Lucens, dans le canton de Vaud. Trente ans cette année que les Suter, Pierrick au piano, Jane-Lise en salle, accueillent en compagnie de leur équipe les amoureux des bonnes et grandes tables. Comme un hymne enjoué aux exigences que le métier implique et aux plaisirs qu’il procure dans un établissement où le bonheur est dans l’assiette, le verre et une ambiance décontractée.
Quand le couple s’installe ici, en 1994, Madame est enceinte de leur fille Orane. Ce ne sont pas les conditions idéales pour reprendre un restaurant. Mais Pierrick et Jane-Lise passent outre. Ils savent ce qu’ils veulent. Ils vont monter patiemment en gamme leur établissement, à force de travail et de talent. Sans s’en offusquer, ils font taire les craintes de ceux qui voyaient avec inquiétude un ancien de Fredy Girardet débarquer dans le village. La preuve ? On peut toujours prendre l’apéro ou un plat du jour dans la salle du café. Et au restaurant, le premier menu gastro était à prix doux : 69 francs. Des prix qu’on ne peut évidemment plus pratiquer aujourd’hui, mais qui témoignaient déjà des intentions du chef. Sensible à la qualité et à la bonne humeur du lieu, la clientèle est au rendez-vous. Surtout vaudoise et fribourgeoise, car à bien regarder la carte, Lucens est pratiquement située à égale distance de Lausanne, de Bulle et de Fribourg, et ici, il n’y a pas de problème de parking. On peut même dormir sur place ou venir en train, comme le font de bons vivants qui viennent, parfois de loin, s’offrir au restaurant de la Gare une joyeuse agape sans souci du retour.
UNE PLUIE DE LOUANGES
Avec le temps, les locaux sont parallèlement transformés, embellis, décorés avec goût, grâce notamment à des œuvres d’artistes. Tout est alors en place pour la consécration qui va faire émerger Lucens parmi la quinzaine de grandes tables vaudoises recensées aujourd’hui par le Guide bleu de la Suisse gourmande.
En 2003, Pierrick fait son entrée au club des Jeunes restaurateurs. Il rejoint celui des Grandes Tables en 2009, au moment même où le Gault&Millau le désigne chef romand de l’année avant de saluer sa carte des vins suisses en 2013. Le Michelin n’est pas en reste : « Impossible de manquer cet établissement de tradition plein de vie, écrit-il cette année-là, du côté du café comme de la table gastronomique. Le rapport qualité-prix est bon, ainsi que le choix des vins.»
Lui ayant attribué la note bien méritée de 17 sur 20 en 2017, le Gault&MiIlau boucle la boucle l’année suivante en quelques phrases : « L’Hôtel de la Gare d’autrefois s’est mué au fil des ans en un restaurant connu et reconnu, où le raffinement de la gastronomie répond à l’élégance des aménagements (…) Et la gentillesse de l’accueil n’a d’égale que l’efficacité et la prévenance du service. Pas étonnant que Jane-Lise et Pierrick Suter jouent régulièrement à guichets fermés. »
Il est 11 h. Pierrick me rejoint pour l’apéro dans la salle du café, autour d’un bon verre de chasselas, son cépage ô combien préféré. Tout sourire, l’air dégagé malgré le coup de feu qui approche, il évoque avec moi son parcours quand un client d’une table voisine, me voyant prendre des notes, vient vers nous. « Vous faites un article sur Pierrick ? » – Oui. « Alors n’oublier pas que Lucens vient de lui octroyer la bourgeoisie d’honneur. »
Je n’aurais pas oublié, mais autant enchaîner. Cela s’est passé fin décembre. La Municipalité, et le Conseil communal qui l’a suivie ont voulu, après tant d’années, rendre « un hommage public et exceptionnel de reconnaissance et d’estime » à Pierrick et Jane-Lise Suter pour leur contribution à la renommée de la cité.
Autre cerise sur le gâteau, le chef a reçu le printemps dernier, à l’Hôtel Bellevue à Berne, le mérite culinaire suisse décerné par un jury de grands chefs et de chroniqueurs gastronomiques. Ça l’a touché profondément : « Recevoir le mérite culinaire, c’est surtout être reconnu par ses pairs. Ce n’est pas le résultat d’un concours, aussi éprouvant et méritoire soit-il. C’est une reconnaissance de l’ensemble d’une carrière. » La preuve ? Pierrick a reçu cette distinction, symbolisée par un foulard rouge et blanc, en même temps que Gérard Rabaey, l’ancien tenancier trois étoiles du Pont de Brent, à la retraite depuis fin 2010. La cérémonie bernoise lui a fait d’autant plus plaisir qu’elle était présidée par le conseiller fédéral Guy Parmelin, un habitué du restaurant de la Gare où il vient plusieurs fois par an. Devenu un ami, le ministre vaudois ne tarit d’ailleurs pas d’éloges publics à l’égard de la table de Lucens et la recommande chaleureusement à ses connaissances.

VIVRE DANS LA BONNE HUMEUR
Un tel succès n’a pas changé Pierrick Suter. Dès l’abord, on sent cet homme qui respire la joie de vivre, ouvert aux autres, simple, direct, naturel. En un mot, authentique. C’est son sens inné du partage, son plaisir de recevoir, qui explique l’atmosphère de son restaurant. Bon vivant, il reconnaît l’être un peu trop. Tout autant qu’il est blagueur. « J’envoie des vannes un peu à tout le monde, dit-il. J’aime bien piquer. Parfois, il m’est arrivé de le regretter, mais ce n’est pas grave. » Un jour, par exemple, alors que l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin, attablé dans son restaurant, souligne la générosité de son hôte, Pierrick lui lance : « C’est mon côté Mathias Reynard ! » (1) Ça, Monsieur, c’est du Figaro, qui savait enrober d’humour un peu d’impertinence.
La réussite et le temps n’ont pas davantage altéré sa cuisine. Elle est toujours aussi séduisante que légère. A l’image de cette ouverture, des moules à l’émulsion de cresson, accompagné d’un Viognier de chez Pierre-Yves Kursner, à Féchy, vin vaudois 2020. Suivie d’une terrine de crabe royal très rafraîchissante, combinée aux saveurs de pamplemousse et de citronnelle. Ici les plats qui se succèdent charment l’œil et les papilles, et comblent la gourmandise sans la rassasier. C’est le résultat d’un brillant savoir-faire qui vous emmène à de plaisantes découvertes sans esbroufe ni invention débridée.
Le succès des Suter fait en outre mentir le proverbe qui voudrait que nul ne soit prophète en son pays. Car Pierrick est né le 20 avril 1965, à quelques kilomètres d’ici, à Bussy-sur-Moudon, où son père était instituteur alors que sa grand-mère maternelle tenait le bistrot du village. Il en a conservé d’agréables souvenirs d’enfance. Est-ce pour cela qu’il a très tôt voulu devenir cuisinier ? Les gênes des métiers de bouche ne font en tout cas pas défaut dans la famille. Elle compte plusieurs cuisiniers et six à sept bouchers, à commencer par Joël Suter, le propre frère de Pierrick, qui a fait son apprentissage chez Haenni, à Vucherens.
Le jeune Pierrick a entamé le sien au Motel-des-fleurs, à Servion, qui était alors une belle table, avant de l’achever au Cheval-Blanc de Peney-le-Jorat. Il tourne ensuite dans divers restaurants, notamment à Anzère et au port de Pully, avant qu’un accident de moto ne le mette quatre mois à l’assurance. La suite du parcours va se faire au gré d’occasions souvent provoquées par l’intéressé ou sur la base de recommandations de collègues. Un classique dans la profession.

LE DÉCLIC DE LA GASTRONOMIE
Recruté pour un dépannage de quelques semaines chez Bernard Ravet, qui tenait alors l’Hôtel de Ville d’Echallens, il y reste un an et demi à la demande du chef. C’est là qu’il a eu le premier déclic pour la haute gastronomie, en découvrant le travail dans une brigade où chacun fait sa part. En 1986, il part pour une saison au Canada, dans un Relais et Châteaux de Toronto, le Old Mill, où l’un des pâtissiers de Bernard Ravet l’avait justement précédé.
De retour en Suisse, au cours d’une soirée de fin d’année, il se fait engager par Edgar Bovier, d’abord à l’Olden de Gstaad, puis à l’Ermitage à Küsnacht. En 1989, il postule à l’Hôtel de Ville de Crissier, mais essuie un premier refus. Insuffisant pour le décourager. La deuxième tentative, au hasard d’une rencontre avec Fredy Girardet, sera la bonne. « Une chance incroyable qui m’a permis de tout voir et revoir autrement et de travailler avec une équipe formidable, Gérard Cavuscens pendant quelques mois, Philippe Rochat, Jean-Marc Soldati, etc. Jean-Marc viendra d’ailleurs fêter son anniversaire ici dans quelques jours. »
Voici un plat emblématique de la maison. Une lasagne de foie gras sur une fricassée de champignons, avec une émulsion au Porto blanc. Un délice. Pierrick goûte manifestement peu le foie gras sans gavage, la viande sans viande et le vin sans alcool. Que les amateurs s’en régalent s’ils y trouvent du plaisir. « Mais qu’ils ne cherchent pas à imposer leur choix à coups d’initiatives et de slogans. Je suis un inconditionnel du foie gras. Je ne m’en excuse pas. J’ai dû en poêler des tonnes depuis que je cuisine. Tout le monde est conscient, et moi en premier, qu’il ne faut pas faire n’importe quoi avec l’alimentation, et d’abord qu’il faut respecter le produit. Mais ce n’est pas une raison pour jeter le savoir culinaire accumulé par deux cents ans de gastronomie. »
Après trois ans de trois étoiles, bien que Girardet lui ait proposé de devenir sous-chef, Pierrick Suter choisit l’indépendance. Il reprend avec sa femme La Choppe, à Fribourg, dont Cavuscens lui a signalé la vacance. Très vite, il se fait une belle clientèle, devient copain avec les chefs du lieu, Pierrot Ayer, Alain Bächler, des Trois Tours de Bourguillon… Et en 1994, c’est le retour aux sources. Le couple prend la succession, à Lucens, des parents de Jane-Lise, née Chaillet, dont elle représente la quatrième génération au restaurant de la Gare.

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