L’absinthe, un distillat troublant
Qu’on parle d’absinthe, de Fée verte, ou de Bleue, la simple évocation de ce distillat envoûte. Interdite en 1910 en Suisse, légalisée depuis 2005 dans notre pays (un an plus tard en France), l’Absinthe continue de fasciner. Produit de niche, elle a ses inconditionnels.
Les souvenirs d’interdit, d’alcool qu’on partageait en douce, de bouteilles cachées au fond des caves ou encore de ces apéritifs où l’eau ne troublait pas uniquement le distillat au goût anisé… Pas besoin d’être Neuchâtelois pour avoir en mémoire des histoires incroyables liées à l’absinthe. Cet alcool a toujours eu des adeptes aux quatre coins du pays.
Depuis sa légalisation en 2005, l’Absinthe suisse a acquis ses lettres de noblesse. Produit de niche – en 2020, la production suisse se limitait à 623 hectolitres d’alcool pur – elle séduit par la qualité de sa production, son passé sulfureux et son authenticité.
LA GENÈSE
L’absinthe est née dans le Val-de-Travers, de parents inconnus. Enfin presque. Si ses origines n’ont jamais pu être vraiment authentifiées, le nom de Marguerite Henriette Henriod figure déjà vers 1750 sur l’étiquette d’un distillat portant la mention « Extrait d’absinthe / Qualité supérieure / de l’unique recette de Melle Henriod de Couvet ». Ce qui semble indiquer que la recette de Mademoiselle Henriot est plus ancienne que celle du médecin franc-comtois Pierre Ordinaire, installé au Val-de-Travers, cité parfois comme le père de cet alcool mais qui fut surtout un grand promoteur de cet alcool aux moult vertus médicinales.
Nombre de familles ont fabriqué leur propre absinthe. En 1797, le major Daniel-Henri Dubied-Duval fonde à Couvet, la première distillerie industrielle d’absinthe, baptisée « Dubied, Père et Fils ». A ses côtés, son fils Marcelin et son futur gendre Henri-Louis Pernod. Le succès est immédiat. On agrandit la manufacture et Henri-Louis Pernod ouvre sa propre distillerie à Couvet en 1802 avant de s’installer en 1805 en France voisine, à Pontarlier où il fonde « Pernod Fils ».
DE LA GLOIRE À LA PROHIBITION
Le XIXe siècle a fait entrer l’absinthe dans la légende. Ce sont d’abord les soldats français qui ont contribué à sa gloire. Durant la conquête de l’Algérie, vers 1830, ils l’utilisent pour assainir l’eau. A leur retour, ils continuent d’en boire. La bourgeoisie et les milieux artistiques adoptent cette pratique. Toulouse Lautrec, Van Gogh, Verlaine, Maupassant, Gaugin… peintres et poètes ont chanté l’absinthe. Trop peut-être.
À partir des années 1870 toutes les couches de la population en consomment. Les femmes, qui habituellement ne sont pas amatrices d’eau-de-vie, en sont friandes. La consommation explose. Les débits de boisson fleurissent. Les prix baissent. A la fin d’une journée de travail, on se retrouve autour d’un verre d’absinthe. C’est « l’heure verte ». L’heure de tous les excès.
Les débats sur la nocivité de l’absinthe naissent à ce moment-là. L’absinthe rendrait fou. Pousserait au crime. Sous la pression des lobbies viticoles et brassicoles qui voient d’un mauvais oeil cette concurrence, on met en cause la thuyone contenue dans la grande absinthe au lieu de s’inquiéter de l’alcoolisme croissant et des nombreux frelatages de producteurs peu scrupuleux.
Le 5 juillet 1908, à la suite d’une tuerie familiale attribuée à un excès d’absinthe, les ligues antialcooliques se mobilisent pour interdire « la fabrication, l’importation, le transport, la vente, la détention pour la vente de la liqueur dite absinthe dans toute l’étendue de la Confédération ». Le peuple et les cantons plébisicent l’introduction dans la Constitution fédérale d’un l’article 32 ter. La loi entre en vigueur le 7 octobre 1910 à minuit. La France interdira l’absinthe cinq ans plus tard.
DE LA RÉHABILITATION À UNE IMPROBABLE AOP
Soupçonnée de troubler la raison au point de rendre fou, l’absinthe a retrouvé sa place sur la liste des alcools autorisés par la Confédération en 2005. Interdite officiellement, sa fabrication n’a pourtant jamais cessé. Mieux encore, l’interdit apporta un piment qui rendit l’absinthe plus attractive encore. Yves Kübler, Blackmint SA à Môtiers, est l’un des principaux instigateurs de sa réhabilitation. « Dès 1999, j’ai mis en route la machine administrative pour que le gouvernement suisse légalise l’absinthe » assure ce descendant de la lignée de bouilleurs de cru qui fonda la distillerie Kübler en 1863. « Je suis un passionné. Ado, j’en distillais avec un copain. » A 23 ans, en 1990, il reprend la distillerie familiale et deux ans plus tard, il lance La Rincette©, un apéritif anisé à base d’anis vert, de fenouil et d’autres plantes aromatiques qui rappelle furieusement le goût de la boisson interdite. Puis il invite les agriculteurs de la région à relancer la culture des plantes nécessaire à la fabrication de la Fée verte, notamment la grande et la petite absinthe. Avec l’Originale, une absinthe blanche élaborée dans le pur respect de la tradition, et sa Verte Suisse, légèrement teintée avec des végétaux naturels, la maison Kübler est le plus grand producteur en Suisse.
Passionné, Claude-Alain Bugnon l’est également. « J’ai ouvert en 2004 à Couvet avec ma femme Karine, la première distillerie consacrée uniquement à l’absinthe. » Comme Yves Kübler, le patron d’Artemisia-Bugnon est un fervent défenseur de la tradition et milite pour l’obtention d’une AOP Absinthe du Val-de-Travers. « La seule à dévoiler une noble amertume grâce aux plantes produites sur son sol, la grande et la petite absinthe, l’hysope et la mélisse. » La partie est loin d’être gagnée. « Après 15 ans de procédure, on n’y est pas encore. L’obligation d’utiliser des herbes du Val-de-Travers, nettement plus chères que celles en provenance des pays de l’Est, suscite des oppositions qui bloquent la démarche lancée en 2006. »
UN PRODUIT QUI SE DÉCLINE À L’ENVIE
Du côté de la distillerie Artemisia, Claude-Alain et Karine Bugnon produisent quatre sortes d’absinthe. La fameuse Clandestine blanche élaborée à partir d’une recette de 1935, une Clandestine vieillie six ans en fût de chêne neuf et la Capricieuse. L’Angélique Fée verte est teintée par des plantes naturelles. Le couple propose également une version destinée aux USA, la Butterfly. « Bryan Fernald, un absintheur de Boston, nous a fourni une vieille recette datant du début des années 1900. Plus exotique, elle marie les agrumes, les épices, la menthe sans voler la vedette à notre fameuse absinthe du Val-de-Travers », explique Claude-Alain Bugnon. Autre originalité d’Artemisia: la liqueur d’absinthe inspirée du cognac aux oeufs dont il était friand plus jeune.
COMMENT DÉGUSTER L’ABSINTHE
Utiliser une eau neutre (comme la Sembrancher ou la Volvic) et bien fraîche (de 5° à 6°). La faire chuter d’une certaine hauteur pour « battre » l’absinthe. Ne surtout pas mettre de glace avant le rajout d’eau pour éviter que les huiles essentielles des plantes se figent et ne puissent pleinement s’exprimer. On recommande de mouiller les absinthes blanches de 3 à 5 volumes d’eau. Autrefois, on « troublait » ou on « louchait » son absinthe en posant sur le dessus une cuillère percée sur laquelle on déposait un ou deux morceaux de sucre avant de verser l’eau au goutte à goutte. Yves Kübler conseille toujours ce procédé mais pour l’absinthe verte seulement. Les absinthes vieillies en fûts de chêne se dégustent seules, comme un cognac ou un bon whisky.